Les débuts du projet                                                               Photo: Olivier Normand
En 1979, Jean-Yves Monnat soumet un projet au Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d'Oiseaux (Museum National d'Histoire Naturelle, Paris), basé sur le marquage coloré individuel des mouettes tridactyles de Mer d'Iroise (Rissa tridactyla). Le nombre de nids actifs de cette espèce sur les côtes du Cap Sizun (Finistère) était déterminé annuellement depuis déjà plusieurs années. Ce sont les variations importantes du nombre de nids actifs dans les colonies qui ont motivé les premières questions de ce projet à long terme. Le nombre de nids actifs est un indicateur du nombre de couples reproducteurs chez cette espèce monogame.

Les premières questions posées dans cette étude relèvent de la dynamique des populations fragmentées: ces variations temporelles résultent-elles de mouvements d'individus reproducteurs entre colonies, ou de processus de mortalité et fécondité locaux? En d'autres termes, les naissances et décès dans chaque colonie peuvent-ils expliquer à eux-seuls les changements de nombre de nids actifs dans les colonies au cours du temps (fonctionnement "en vase clos"), oubien des individus changent-ils de colonie de reproduction au cours de leur vie (système "ouvert")? De toute évidence, pour répondre à cette question initiale, l'identification des individus était nécessaire afin de déterminer "qui niche où" chaque année.
 
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Cette thématique de recherche sur la mouette tridactyle a mobilisé plusieurs chercheurs et étudiants en thèse durant plusieurs décennies. On peut citer par exemple: Etienne Danchin, Bernard Cadiou, Thierry Boulinier, Florent Bled.

Les processus responsables des variations de taille des populations de reproducteurs ont toujours été centraux en dynamique des populations. En effet, une population peut voir sa taille changer sous l'effet de la mortalité et de l'émigration, ou de la fécondité suivie du recrutement de jeunes reproducteurs quelques années plus tard, et de l'imigration. L'étude des facteurs (humains ou non) ayant un impact sur ces taux démographiques (naissances, mortalité, flux de dispersion) a suscité un nombre considérable de travaux en écologie.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les oiseaux marins ont la réputation d'être casaniers: les jeunes naîtraient et reviendraient se reproduire sur leur lieu de naissance plusieurs années plus tard, et les adultes ne changeraient pas de lieu de reproduction au cours de leur vie. Ce que cette étude allait montrer contraste pourtant fortement avec cette réputation... Il serait certainement préférable de ne plus mettre tous les oiseaux marins dans le même sac.

Du point de vue de la biologie de la conservation, comprendre comment les animaux choisissent l'endroit dans lequel il vont se reproduire a des implications évidentes: on peut créer des habitats favorables pour la ré-introduction d'une espèce à condition d'avoir identifié quels habitats sont choisis préférentiellement par l'espèce. On peut protéger les habitats existants et dans lesquels l'espèce est installée pour y maintenir une espèce.

Cette étude, dont les objectifs relèvent de la recherche fondamentale, a eu un impact non négligeable sur les autres travaux sur la sélection de l'habitat et sur la dispersion de reproduction menés notamment chez les oiseaux. Ce n'est pas nécessairement sur les espèces en danger ou les espèces rares et cryptique que l'on apprend le plus sur l'écologie de la dispersion.

Les travaux réalisés par les chercheurs et étudiants en thèse ont permis d'éclairer des comportements jouant un rôle dans la sélection de l'habitat. Bernard Cadiou par exemple a fait une étude très fine du squatterisme, un comportement que l'on peut interpréter comme permettant aux individus de collecter de l'information sur la natalité dans les différentes colonies, voire de s'affirmer sur un site qui ne lui appartient pas (ce qui l'implique dans un conflit territorial avec le propriétaire). Un squatter est un individu posé sur un nid qui ne lui appartient pas, y compris un site contenant des poussins. Ces travaux s'ancrent en écologie comportementale.

L'une des avancées importantes permises par cette étude est d'avoir pu tester des hypothèses sur le rôle de la collecte d'information par les individus afin de choisir leur site de reproduction futur. Pour comprendre le raisonnement utilisé, il faut planter le décor du cadre théorique utilisé en écologie évolutive (ou écologie de l'évolution), c'est à dire le champ disciplinaire qui s'intéresse à l'interaction entre écologie et évolution. La façon dont les individus prennent leurs décisions est supposée avoir évolué sous l'action de la sélection naturelle, comme d'autres traits comportementaux. Dans un environnement où les conditions sont susceptibles de changer chaque année, une "stratégie" consistant à rester invariablement tout le temps au même endroit n'est pas viable. Les individus prennent donc leurs décisions au cas par cas, à la lumière des informations disponibles et qu'ils ont pu collecter en se déplaçant (on appelle cela la prospection).

Les observations initiales faites par Jean-Yves Monnat au lancement de ce projet suggéraient que les colonies "se déversaient les unes dans les autres" comme des vases communiquants, et cela avec une vitesse incompatible avec un fonctionnement en vase clos. En effet, chez cette espèce un jeune ne se reproduit au plus tôt qu'à 3 ans. Il se passe donc plusieurs années entre sa naissance et son recrutement. Les variations de nombre de nids actifs observées dans les années 1970 et 1980 dans les colonies de mouettes tridactyles de mer d'Iroise étaient incompatibles avec l'hypothèse d'un changement de taille des colonies uniquement sous l'action des naissances et de la mortalité. Les observations suggéraient en outre que la taille des colonies où il y avait eu beaucoup de poussins grandissait très rapidement, bien avant que ces poussins soient en âge de se reproduire à leur tour. Cela suggérait de l'immigration.
 
Ce qui attirait les individus dans ces colonies était lié à la production locale de poussins. Les observations comportementales ont montré que les individus fréquentent ces colonies même s'ils ne s'y reproduisent pas eux-mêmes: ils y prospectent. L'éclairage évolutif que l'on peut donner ici est que les individus choisissent leur future site en évaluant (au mieux de leurs moyens) les chances qu'ils ont d'y produire eux-mêmes des poussins viables. En effet, on attend de la sélection naturelle qu'elle favorise les stratégies comportementales qui maximisent le nombre de descendants produits. Pour prendre leur décision, les individus disposent déjà de leur propre expérience de reproduction sur un site: cela peut leur fournir une indication sur leurs chances de se reproduire avec succès dans cet endroit s'ils décident d'y rester (on parle d'information personnelle). S'ils choisissent de partir vers un nouveau site, ils disposent alors d'informations sur ce que leurs congénèrent ont pu produire comme poussins dans les autres colonies (on parle d'information publique).



Depuis peu, Paul Acker approfondit les questions portant sur la dispersion. Il a pu montrer que les adultes qui décident de quitter un site de reproduction ne s'installent pas systématiquement dans les colonies où le succès de reproduction des congénères a été le plus fort l'année précédente, mais qu'ils tiennent compte de l'information dont ils disposent sur le succès des congénères à des échelles multiples. Paul a nommé cette hypothèse sur la sélection de l'habitat: "Sequential proximity Search".

Actuellement Paul utilise des modèles de populations intégrés pour intégrer dans les analyses le pool d'oiseaux non-marqués, et étudier l'immigration issue de colonies situées en dehors de Bretagne (Pas de Calais, Îles Britanniques, etc.)

Acker, Paul, et al. 2017. Breeding habitat selection across spatial scales: is grass always greener on the other side?." Ecology 98: 2684-2697.